30 ans du web : son inventeur Tim Berners-Lee prend ses responsabilités, et vous ?
Le 12 mars 1989, c’est par une note intitulée « gestion de l’information : une proposition » que Tim Berners-Lee marque l’invention du web dont on fête les 30 ans aujourd’hui.
Le jeune ingénieur voulait aider les gens à travailler ensemble, à commencer par ses collègues du CERN. Pour son inventeur, le web a toujours eu la vocation d’être contributif : à chacun de l’enrichir en contenus et en liens. Cet idéal est plus que jamais menacé par le duopole que constituent Google (qui n’a rien d’un service public) et Facebook (qui n’a rien d’un média comme un autre), cela n’a pas échappé au principal intéressé.
L’inventeur du web a annoncé qu’il interrompait ses activités au MIT ainsi qu’à la tête du W3C pour prendre la direction technique d’une startup, Inrupt, vouée à soutenir la diffusion et le développement d’un logiciel open source sur lequel il travaillait depuis quelques années avec son équipe : Solid. L’ambition de ce projet : nous redonner la maîtrise de nos données. En créant son POD (Personnal Online Data Store), chacun pourra choisir où seront stockées ses données personnelles et décider quelles applications auront accès à quelles données… à condition d’opter pour des applications conçues pour ce nouvel écosystème. Par leur initiative, Tim Berners-Lee et ses collaborateurs espèrent contribuer à provoquer le sursaut d’imagination : comme l’affirme désormais l’association Framasoft, dégoogliser Internet ne suffit pas.
La tragédie du web : notre imagination est en panne
« La tragédie du web c’est qu’il est difficile de trouver des réponses à des questions que l’on n’a pas imaginées, tandis que faire preuve d’imagination est devenu de plus en plus difficile à mesure que moteurs de recherche et réseaux sociaux nous offrent une version lourdement filtrée du web. »
Voilà ce qu’écrivait début 2017 Nick Nguyen, vice-président de la fondation Mozilla, dans un texte intitulé « votre téléphone n’est pas une télévision » et qui trouve écho jusqu’en 1995. Tim Berners-Lee affirmait alors son « rêve » que le web soit moins une chaîne de télévision, qu’une mer dédiée au partage des connaissances. Nous avons surfé un temps sur cette mer de contenus publiés par ceux qui avaient acquis quelques rudiments de code HTML. Autour de 2005, l’idée d’un web 2.0 s’est popularisée avec la promesse d’offrir à chacun le pouvoir de produire et de publier ses propres contenus sans compétence technique particulière. Mais en 2018, alors que le web fêtait ses 29 ans, Tim Berners-Lee a souligné la double menace qui pèse sur son invention : « le mythe que la publicité est le seul modèle commercial possible pour les entreprises en ligne, et le mythe selon lequel il est trop tard pour changer le mode de fonctionnement des plates-formes ».
C’est donc bien à une crise de l’inspiration que nous faisons face aujourd’hui du fait de l’action des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), si comme les contributeurs de Wikipedia on entend l’inspiration au sens d’une « affluence d’idées stimulant l’imagination et la créativité ».
Accéder à la masse des médias, une affaire de moyens
Sous l’égide de Google, la navigation a cédé le pas face à l’usage croissant du moteur de recherche. À mesure que les liens ont acquis une valeur marchande au regard de ses critères de référencement, ils ont perdu leur pertinence pour l’internaute. Le réseau a été confisqué par les acteurs qui disposent des ressources pour en négocier et en organiser les liens dans l’intérêt de l’accès à leurs propres contenus. Avec l’arrivée de Facebook et des réseaux sociaux numériques, tout-un-chacun est encouragé à partager des liens sans saisir la moindre ligne de code, ni même le moindre contenu original – souvent sans même avoir lu ou réfléchi à ce qu’il partage – en contrepartie d’une gratification sociale immédiate qui occulte la portée éphémère des échanges.
Avec Google puis Facebook, on a cessé de surfer sur le Web, pour y accéder par un entonnoir. Le duopole nous enferme dans ses conceptions de la réputation : le lien et le like. Pis, la multiplication des dispositifs et des interfaces, loin de déboucher sur une forme de pluralisme, atomise les audiences sous couvert de personnalisation. L’internaute de la fin du XXième siècle pouvait, de lien en lien, accéder à des contenus bien plus diversifiés que l’internaute d’aujourd’hui dont l’expérience dépend de sa plate-forme de prédilection (Facebook, Twitter, Snapchat, Instagram, YouTube…) et de ses bulles informationnelles. Les productions individuelles et originales sont confinées dans l’espace de partage qui les a vues naître. Seules les superproductions transmédia des industries culturelles disposent des ressources nécessaires pour circuler d’une plate-forme à l’autre dans ce nouvel espace médiatique. L’accès à la masse des médias n’est plus qu’une affaire de moyens, dont on sait la répartition de plus en plus inégale.
Encourager les initiatives, retrouver la voie de l’inspiration
Dans sa contribution à l’ouvrage La Toile que nous voulons, le sociologue Dominique Cardon résume la situation en ces termes :
« Les usages actuels du web sont très en deçà des potentialités qu’il nous offre. Nos imaginations et nos initiatives ne sont pas à la hauteur de ses possibles. Il ne fait pas de doute que les moyens financiers, l’attention des internautes et leur créativité sont aujourd’hui aspirés par une économie numérique qui se préoccupe avant tout d’élargir son empire et de se monétiser. Mais il serait aussi maladroit de considérer que le développement du marché des grandes plates-formes interdit ou empêche de faire autre chose, autrement et selon d’autres principes. Le web se ferme par le haut, mais toute son histoire montre qu’il s’imagine par le bas. Sa trajectoire est émaillée de ces initiatives audacieuses, originales, curieuses et en rupture. Il n’y a aucune raison de penser que cette dynamique doive s’arrêter ou qu’elle soit complètement entravée par la domination des GAFA. Cependant, plus que jamais, il appartient aux chercheurs, aux communautés, aux usagers, aux pouvoirs publics aussi, d’encourager les initiatives qui préservent cette dynamique réflexive, polyphonique et peu contrôlable que les pionniers du web nous ont confiée. »
Nous sommes quelques-uns à expérimenter actuellement l’une de ces initiatives à l’Université de Lorraine. Résultat des réflexions inspirées par ma thèse de doctorat, needle est une extension qui ajoute un bouton à votre navigateur grâce auquel indexer les pages web qui nous inspirent. Lorsque nous contribuons à notre propre fil sur needle, cela nous ouvre l’accès à de nouvelles sources d’inspiration le long des fils de celles et ceux que nous croisons : la navigation devient contributive. Si vous souhaitez rejoindre le bêta-test public, un formulaire est à votre disposition pour solliciter une invitation.
Présentation du concept de navigation contributive à la base du projet de service de navigation web contributive libre, ouvert et distribué, « needle ».
Julien Falgas, Chercheur associé au Centre de recherche sur les médiations, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.